« Mignonne », « marrante », « un peu fofolle ». Pour parler de Lisa, presque 4 ans et 99 centimètres, cheveux châtains et yeux azur, l’Atsem qui assistait la maîtresse dans sa classe de moyenne section déborde de tendresse. « L’année dernière, elle nous faisait beaucoup rire car elle disait toujours “Oh yeah” en levant les pouces. » Mais face au gendarme qui lui demande si elle n’a pas raté quelque chose, la jeune femme se met à pleurer.
Car elle se souvient de sa rencontre avec la mère et le beau-père, le jour de la rentrée, en septembre dernier : « Lisa avait un bleu à l’œil et un petit trait rouge, un vaisseau sanguin… Je lui ai dit : “Qu’est-ce qui t’est arrivé ? ” Sa maman m’a répondu que Lisa s’était pris un meuble de cuisine. J’y ai cru. »
Trois semaines plus tard, c’est un corps recouvert d’hématomes et de lésions, du visage au pubis, qui apparaît sur les clichés du rapport d’autopsie. Dans la nuit du 23 septembre 2023, Lisa est morte, dans sa salle de bains, sous une pluie de coups. Et les images sont si insoutenables que la juge d’instruction, lorsqu’elle les met sous le nez du beau-père, ne cache pas son émotion : « Personnellement, ces photos me hantent. »
En 2023, Lisa n’est pas la seule à avoir subi ce sort-là. Le collectif Infanticides en France, qui s’efforce de pallier l’absence de recensement officiel, a dénombré soixante-sept autres cas. Et d’après un rapport d’inspection interministériel, en moyenne un enfant est tué tous les cinq jours par ses parents – une statistique imparfaite qui ne tient pas compte du « chiffre noir » des homicides non repérés.
Violences sur le frère
Par de nombreux aspects, l’infanticide de Lisa, survenu à Conches-en-Ouche (Eure), un bourg paupérisé de Normandie, est emblématique de la difficulté de la société française à regarder ces crimes en face, autrement que comme des faits divers. Dans un récent avis sur le sujet, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) rappelait pourtant que l’analyse des cas, chaque fois, « révèle des dysfonctionnements systémiques aux conséquences dramatiques ».
Dans l’affaire de Lisa, depuis six mois, la justice s’efforce ainsi de déplier toutes les responsabilités, au-delà du beau-père et de la mère, immédiatement incarcérés et mis en examen pour meurtre, ainsi que pour des violences commises sur le grand frère, Hugo, âgé de 6 ans et désormais placé à l’Aide sociale à l’enfance (ASE).
De manière assez exceptionnelle, deux enseignant·es ont été mis en examen, en décembre, pour « non-dénonciation de mauvais traitements » infligés à un mineur de moins de 15 ans – un délit passible de cinq ans de prison. Il s’agit de la maîtresse de Lisa, également directrice, et, plus inédit encore, du directeur de l’école du grand frère. Aux yeux de la juge d’instruction, alors qu’ils avaient suffisamment d’alertes, ces deux fonctionnaires ont failli à leur obligation de signaler la famille aux autorités – ce que leurs avocats contestent et qu’une partie de la communauté éducative n’accepte pas. « Il y a sans doute eu un loupé énorme de la société dans son ensemble », insiste le procureur d’Évreux, Rémi Coutin, en soulignant que les violences duraient « depuis des mois ».
« C’est pour ces élèves-là qu’on fait ce métier »
Dans leurs bureaux, les gendarmes ont ainsi fait défiler, au-delà de la famille, des professionnel·les en tous genres : maîtresses, Atsem, assistantes sociales, psychologue scolaire… Avec une obsession : qui aurait pu – et dû – alerter la justice ? Rédiger au moins une « information préoccupante » (« IP », dans le jargon) à destination des services du département chargés de la protection de l’enfance ?
En plongeant dans le dossier, auquel nous avons eu accès, une question supplémentaire émerge : s’il y a eu des « ratés » individuels, n’ont-ils pas été favorisés par un manque de moyens dans les services publics censés être en première ligne dans la lutte contre les maltraitances ?
Des « IP », la maîtresse de Lisa en avait déjà rédigé. Cinq depuis qu’elle est arrivée à la maternelle de Conches-en-Ouche, en 2005. « C’était pour des maltraitances, des coups, pour négligence de la part d’une maman qui laissait traverser son fils seul, une fois pour une brûlure non soignée », déclare-t-elle en garde à vue. Épouse et fille d’enseignants, Séverine E., 45 ans, ne compte pas ses heures, est appréciée de ses collègues, a été jugée « excellente » lors de sa dernière évaluation. « En fin d’année dernière, j’ai choisi de placer Lisa dans ma classe, je savais qu’elle était difficile. » Parents séparés, mère sans emploi, compagnon au RSA, logement social, addictions… « C’est pour ces élèves-là qu’on fait ce métier. »
Mais à la rentrée, la petite arrive avec son bleu à l’œil, et la mère livre à la maîtresse la même réponse qu’à l’Atsem : « Un meuble… » Sur procès-verbal, une collègue de Séverine E. se souvient du moment : « On a toutes dit qu’il fallait faire une IP. »
« On l’a dit », confirme l’enseignante de Lisa auprès des gendarmes, mais plus tard, « au moment où il y a eu des morsures ».
Des doutes
Une semaine après, en effet, en se lavant les mains, Lisa dévoile des morsures sur son avant-bras et nomme le coupable : « C’est papa » (elle désigne ainsi son beau-père). Séverine E., qui en discute avec des collègues, semble cette fois décidée. Mais « avant de faire une IP, il faut rencontrer les parents », pense l’institutrice. Alors le surlendemain, dans sa classe, l’enseignante fait venir la mère, qui s’offusque : « Bah voyons, Lisa, c’est pas papa, c’est ton grand frère. »
La maîtresse avertit quand même : « Ça nécessiterait une IP… » Et s’entend répondre : « Bah faites. »
Séverine E. ne fait pas. Certes, Lisa revient le lendemain, un vendredi, mais elle est absente toute la semaine qui suit. Sa dernière. L’enquête montre que le beau-père et la mère ont préféré cacher leurs méfaits.
En décembre, face au gendarme qui ne comprend pas ses hésitations, la maîtresse de Lisa tente de s’expliquer avec une sincérité évidente et un sentiment de « culpabilité » qui ne semble pas la quitter. « J’ai vraiment eu l’impression que ses morsures étaient faites par un enfant », se défend-elle. D’ailleurs, « Lisa attendait avec impatience de retrouver sa maman [le soir] ». Et puis, « on connaît les conséquences qu’un [signalement] peut avoir sur la famille, on estime ne pas pouvoir se tromper… »
Et ce doute qui la freine : « Je ne sais pas si Lisa voit son père biologique, et qui elle appelle papa… » Mais est-il nécessaire, dans les formulaires de signalement, d’indiquer le responsable des faits constatés, demande l’enquêteur ? « Non », reconnaît l’enseignante.
Un manque de formation indéniable
À la lecture des auditions réalisées par les gendarmes, l’ampleur des lacunes chez les personnels de l’Éducation nationale, s’agissant de l’attitude à adopter face aux maltraitances, interpelle : plusieurs ne savent même pas ce qu’est une IP, encore moins quoi faire en cas de doute. Sur procès-verbal, une conseillère de la directrice académique, référente sur le sujet, s’en alarme : « Ce ne sont pas des travailleurs sociaux, on leur demande deux choses : repérer et signaler. » Pas investiguer. « Je ne comprends pas qu’en 2023 il y ait cette crainte de l’intervention des services sociaux, [du type] les services sociaux vont retirer l’enfant ». « Il faudrait que [des] formations soient faites annuellement », plaide-t-elle.
En deux décennies de carrière, Séverine E. indique n’en avoir jamais reçu. Et son remplaçant (puisqu’elle est désormais suspendue) ? « Jamais », répond ce dernier, instit’ depuis 1989.
Mais le gendarme, qui a les photos de Lisa sur son bureau, ne lâche rien : en tant que directrice, a-t-elle lu au moins la note dédiée de sa supérieure hiérarchique, arrivée en mai 2023 dans sa boîte mail, avec rappel de l’obligation de signalement, les critères et un formulaire type ? « Pas en entier […]. On en reçoit toutes les semaines, des mails. » La justice semble pourtant considérer cette pièce comme décisive. De même que le non-respect, par Séverine E., du protocole « absentéisme ».
Celui-ci oblige en effet à contacter la famille à la première demi-journée d’absence non justifiée, puis à saisir l’inspecteur de circonscription dès la quatrième. L’enseignante a pensé Lisa malade, elle n’a donc rien entrepris.
Des priorités qui s’empilent
Surchargée de travail avec la rentrée, Séverine E. aurait par ailleurs manqué de temps. Elle le dit, mais surtout des collègues insistent, à l’image d’une enseignante arrivée à l’école en septembre : « La semaine [qui a précédé la mort de Lisa] a été assez compliquée car l’Atsem de Mme B. avait le Covid et on a dû courir un peu partout pour la remplacer. [La directrice] prêtait main forte. Puis Mme B. est tombée elle aussi malade… » Alors que la directrice montait à tous les fronts, en plus de sa classe, aucun remplaçant n’a été envoyé par le rectorat.
Il faut dire aussi que Lisa n’a jamais vu d’infirmière scolaire, car « il n’y en a pas dans les écoles du premier degré », indique l’inspectrice d’académie de l’Eure. Quant aux services de la protection maternelle infantile (PMI), qui suit les enfants de 0 à 6 ans et dépend du département : « Depuis près de dix ans, les médecins de la PMI ne viennent plus dans les écoles, certainement par manque de personnel… » Pour les voir, il faut les solliciter.
Alors il y a bien une psychologue scolaire, rattachée au réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté (Rased), qui vient en soutien des enseignant·es de dix-neuf écoles du coin, quand des soucis d’apprentissage sont repérés. Le 19 septembre, soit quatre jours avant le drame, Nathalie D. s’est ainsi présentée à la maternelle de Lisa pour faire, avec la directrice, le tour des dossiers prioritaires de la rentrée. Informée des bleus et des morsures sur la petite, elle a encouragé Séverine E. à rédiger une IP.
Nathalie D. n’aura pas eu le temps de rencontrer Lisa, mais elle en avait entendu parler dès l’année précédente : son enseignante de petite section avait « demandé une intervention ». « Comme je dois jongler dans les priorités, je me suis dit que […] je pourrais la voir l’année suivante […]. Nous avions prévu une orientation médicale. »
Comme psychologue, la charge de travail de Nathalie D. « est énorme », avec 205 dossiers dénombrés en 2022-2023. « Fin juin, j’[en] avais traité 171, les autres [étaient] en attente. » Car au Rased, c’est simple, « il manque un poste ».
Hugo aussi
Elle avait tout de même rencontré le grand frère de Lisa, quand il était encore en maternelle. Le rendez-vous avait débouché sur des recommandations – bilan orthophonique, dossier MDPH (pour « maison départementale des personnes handicapées ») –, que les parents ont ignorées. Et puis en mars 2023, alors qu’Hugo était au CP, que des absences s’accumulaient et qu’il avait parlé à sa maîtresse d’une bagarre entre adultes à la maison, une réunion s’est organisée entre l’enseignante, la psychologue et le directeur de l’école primaire, François F.
Ce jour-là, « j’ai proposé [au directeur] de faire une IP », assure Nathalie D. Sur son compte rendu, retrouvé par les enquêteurs, ce dernier a noté : « IP ? » Avec un point d’interrogation. Et il n’en a pas rédigé.
« La psychologue a utilisé le terme “je pense qu’il faut faire une IP” et non “il faut faire une IP”, les mots ont un sens », déclare François F., lorsqu’il est placé en garde à vue en décembre dernier. « J’ai estimé qu’on était encore dans la possibilité de pouvoir faire de la prévention auprès de la famille », explique ce jeune professionnel, qui affirme avoir déjà rédigé des IP par le passé.
Mais là, outre qu’il n’était pas l’enseignant du petit, le directeur n’a jamais constaté de bleus, et il certifie aux gendarmes avoir « régulièrement demandé [à la maîtresse de Hugo] comment il allait », avoir rappelé l’obligation scolaire à la mère. Et il renvoie la balle à la psychologue scolaire : « Si elle avait les éléments nécessaires… »
« Avec le recul, je me dis qu’il fallait que je surveille de plus près les situations, concède simplement Nathalie D. face aux gendarmes. Mais ce n’est pas possible […]. Cela fait des années qu’on demande d’avoir un autre poste de psychologue. C’est une situation très très regrettable. »
François F., lui, a été mis en examen, la juge d’instruction ayant notamment considéré que les quatre absences injustifiées d’Hugo, en septembre, auraient dû être repérées et signalées par le directeur, désormais suspendu.
Au cours de l’instruction, le frère de Lisa a raconté qu’il était régulièrement frappé, en particulier par son beau-père. Il a raconté que des membres de sa famille, notamment parmi les grands-parents, savaient que Lisa était battue, et même confié que certains lui auraient demandé, à lui, petit garçon de 6 ans et demi, de se charger d’en parler à la maîtresse – des éléments que les enquêteurs s’attellent à vérifier.
Le jour de l’enterrement, après avoir embrassé et caressé le cercueil de Lisa, offert une licorne et glissé une dernière brassée de mots doux à sa sœur, Hugo a voulu marcher en tête du cortège, laissant son père biologique derrière, et tous ses grands-parents.
« La question d’éventuelles autres mises en examen va se poser dans les semaines ou les mois qui viennent, indique le procureur d’Évreux à Mediapart. Si ces mises en examen devaient intervenir, elles seraient susceptibles de concerner notamment des personnes de l’entourage des enfants. » Car le magistrat insiste : « L’infraction de non-dénonciation existe bien dans le code pénal. Et la société tout entière doit s’interroger sur la façon dont sont appréhendées les violences contre les enfants. »
À ce stade, malgré les demandes répétées du père et des grands-parents, la juge des enfants n’a pas estimé opportun de leur confier Hugo, qui reste pris en charge dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance.