Alors qu’émerge la notion de « Sud global », un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) publié le 13 mars confirme que les inégalités mondiales sont reparties à la hausse.
Ce rapport donne un aperçu de l’évolution de l’indice de développement humain (IDH), un indicateur qui tente d’aller plus loin que le seul PIB par habitant pour tenter de construire un état réel du développement. Cette mesure ajoute au revenu national brut par habitant un indice de scolarisation et l’espérance de vie à la naissance.
L’IDH est loin d’être parfait, mais il permet de mesurer des conditions de vie un peu plus réalistes dans une perspective de développement. Cet indicateur, qui était en amélioration constante depuis 20 ans, a été très affecté par la pandémie, subissant en 2020 et 2021 un recul notable en raison des conséquences conjuguées du recul de l’espérance de vie, de la suspension de la scolarisation et de la chute des PIB.
Un développement mondial à l’arrêt
En 2022 et 2023, l’IDH mondial s’est redressé et devrait, selon la projection des Nations unies, atteindre un nouveau plus haut historique à 0,739. Mais derrière ce record apparent, il y a deux problèmes majeurs. D’abord, l’IDH mondial 2023 n’a dépassé que d’un cheveu celui de 2019, qui était déjà annoncé par le Pnud à 0,739.
Mais on n’est loin d’avoir récupéré le temps perdu, car l’IDH est encore très nettement en deçà de la tendance qui a précédé la pandémie. Si on prend la tendance 2009-2019, le niveau de 2023 se situe plus de dix points en deçà du niveau potentiel de l’IDH. La tendance est générale : le rapport souligne que « tous les pays sont sous la tendance de 2009-2019 ».
Il existe donc un affaiblissement structurel de la tendance de développement mondial, qui peut se traduire par l’autre face de ce « record » : la quasi-stagnation de l’indice global pendant quatre ans. Un tel coup d’arrêt ne sera pas aisément récupérable et le rapport du Pnud met en garde : « Si la valeur de l’IDH mondial continue d’évoluer en dessous de la tendance d’avant 2019, comme c’est le cas depuis 2020, les pertes seront irréversibles. »
Avant la pandémie, « le monde était sur la bonne voie pour parvenir en 2030 à un haut niveau de développement défini par un IDH de 0,800 », rappelle le rapport, qui ajoute : « Aujourd’hui, le monde s’est écarté de cette voie : en 2023, toutes les régions devraient se trouver en deçà de leur trajectoire d’avant 2019. »
Le creusement des inégalités entre pays
À cet épuisement global s’ajoute un autre fait, encore plus préoccupant : l’écart se creuse entre les pays à fort IDH et les autres. Pendant vingt ans, cet écart s’était réduit. Depuis 2020, il se redresse. Et, pire, la divergence semble s’accélérer. Les inégalités entre pays riches et pays pauvres auraient ainsi, selon ce critère, perdu pas moins de dix ans et seraient revenues au niveau de 2015.
Alors que tous les pays membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE, considéré comme un « club des pays riches ») ont retrouvé en 2023 leur niveau d’IDH de 2019, ce n’est pas le cas de 51 % des pays les moins avancés.
Ce creusement des inégalités mondiales appréhendées par l’IDH se traduit clairement dans les faits ces dernières années. Depuis 2021, de nombreux pays en développement ont connu des crises économiques sévères, comme le Sri Lanka, la Zambie ou le Pakistan.
Mais d’autres pays ont été rudement touchés par la vague d’inflation, puis par les politiques néolibérales mises en place en réponse avec la bénédiction du FMI : l’Argentine, où la pauvreté explose, le Nigéria, où la faim menace une partie notable de la population, ou encore l’Égypte, qui vient de céder aux demandes du Fonds de Washington.
Ce qui est marquant, c’est que même des pays en croissance et dont les indicateurs peuvent sembler rassurants traversent des difficultés en termes de développement, notamment parce que cette croissance est désormais insuffisante pour assurer un développement social harmonieux. On pense ici à l’Indonésie, où les salaires réels restent sous pression, au Bangladesh, traversé par une crise sociale et politique forte, ou même à la Chine, prise dans le piège du « revenu moyen » tant craint par Xi Jinping.
Crises de la mondialisation capitaliste
Un peu partout, donc, la crise est palpable et pose des enjeux clairs de développement. La perspective d’un grand rattrapage ou d’une grande convergence des économies vers les standards occidentaux semble disparaître. Au reste, elle ne semble pas souhaitée par les économies occidentales, du moins par la première d’entre elles, les États-Unis, qui ont désormais placé comme priorité d’empêcher la montée en gamme de la Chine.
Il est vrai, par ailleurs, que la situation est critique. La crise écologique pose clairement la question de la soutenabilité d’une telle convergence mondiale dans le cadre du capitalisme mondialisé. Paradoxalement, la convergence du développement suppose une divergence de la croissance si on veut qu’elle soit soutenable. Les pays avancés doivent cesser de courir après la croissance et mettre en place un régime soutenable que rejoindraient les pays du Sud global.
Mais une telle perspective est incompatible avec la mondialisation capitaliste, qui suppose à la fois l’interdépendance des marchés et la compétition des nations. Si la première phase de la mondialisation pouvait laisser penser que les inégalités mondiales allaient se résorber, ce régime est entré en crise en 2008 et cette crise est bien le produit de l’ouverture des marchés.
Une partie des pays riches tente de reprendre la croissance transférée aux pays les plus pauvres, parce que ceux-ci les menacent désormais. Sans compter que le régime de croissance mondial s’affaiblit. Lorsque le gâteau grossit moins vite, la lutte pour les parts est plus féroce.
C’est donc bien une nouvelle phase des relations économiques mondiales qui s’est ouverte avec le début de la décennie 2020. Les inégalités mondiales repartent à la hausse et distribuent les cartes politiquement. Car la Chine, ou dans une moindre mesure la Russie, dans ce cadre, ont beau jeu de se présenter comme des alternatives au modèle occidental de développement, qui semble de moins en moins atteignable.
Cela est d’autant plus vrai que les indices de développement sont, comme le remarque le rapport du Pnud lui-même, un indicateur « sommaire ». Comme les indices de pauvreté, ils ne reflètent pas parfaitement, loin de là, la réalité du terrain. La baisse de la pauvreté, mesurée par des revenus en dollars dont les néolibéraux se gargarisent, ne traduit pas le développement de la marchandisation dans la société.
Un monde plus dangereux
Le rapport rappelle ainsi qu’avant la pandémie, malgré la hausse des indices de développement et la baisse des indices de pauvreté, « les individus faisaient état partout dans le monde de niveaux élevés de stress, d’inquiétude et de tristesse ». Des niveaux qui ne pourront qu’augmenter avec la baisse des indices minimaux de développement comme l’IDH.
À cela s’ajoutent les effets de la crise climatique et des tensions géopolitiques qui touchent massivement ces pays en développement. On l’a vu récemment avec le Pakistan, frappé par des inondations catastrophiques, et on le voit avec l’Ukraine, pays déjà économiquement fragilisé par la fin de l’URSS et désormais ravagé par la guerre.
La crise écologique et la crise du capitalisme frappent donc durement les pays qui ne sont pas dans la sphère occidentale. Logiquement, cela se traduit par un soutien à des options autoritaires. Le rapport du Pnud souligne ainsi que, pour la première fois, la moitié de la population mondiale soutient des dirigeants « susceptibles de saper l’idéal démocratique ». Cela traduit une volonté de chercher une voie de sortie autoritaire à ces crises. Mais ce fait n’est pas propre au Sud global, et se retrouve dans les pays occidentaux dont les modèles économiques sont en crise.
Et c’est bien là un point essentiel. Jusque dans les années 2010, les inégalités mondiales se réduisaient, mais les inégalités intérieures aux pays explosaient. Désormais, les inégalités mondiales se creusent à nouveau et les inégalités internes continuent d’augmenter.
La notion de Sud global découle naturellement d’une telle situation. Le « modèle » occidental n’a plus l’attrait d’autrefois. Non seulement il offre moins de perspectives de développement, mais il ne permet pas de garantir un développement futur harmonieux.
Les pays en développement ne peuvent donc qu’être sensibles à un discours promettant un développement plus centré sur les besoins des populations, mais aussi une défense contre les prédations et les leçons venues d’Occident. Le problème, c’est que les promoteurs de ces perspectives demeurent enfermés dans leurs propres contradictions économiques et ont aussi des visées impérialistes.
Le Pnud fait des propositions pour « mieux gérer la mondialisation », comme le développement de la notion de « bien public mondial », le développement de la « délibération » dans les prises de décision et la lutte accrue contre le réchauffement climatique. Tout cela serait utile, mais semble se heurter à la logique des crises que l’on a définie auparavant. Une chose semble certaine : un monde plus inégal est un monde plus dangereux. Et c’est désormais le nôtre.